Le destin de la médiocrité éditocratique

by Zouhair ABH

J’aime bien lire la chronique de Omar Saghi sur TelQuel.ma. Je ne suis pas toujours d’accord avec son argumentaire et/ou sa vision de la dynamique des institutions politiques au Maroc, je suppose que cette différence de point de vue découle de nos formations différentes.

C’est pour cela que j’ai été surpris des approximations dans sa dernière chronique, intitulée “À contre-courant. Le choix de la médiocrité économique” et les conclusions erronées qu’il en tire. Le statut du Maroc en tant que pays émergent peut être discuté – après tout il n’existe pas de définition formelle du concept, seulement un classement de pays par revenu. Ce qui est impardonnable, c’est l’alignement de chiffres approximatifs quant aux performances macroéconomiques du pays, et l’interprétation de faits économiques par Omar Saghi. Si je comprends bien sa thèse, Le Maroc choisit à contre-cœur  un modèle de croissance lente, un agenda timide de réformes, et plus généralement une médiocrité navrante mais rassurante d’un point de vue institutionnel. Omar Saghi prend ainsi pour exemple des pays d’une manière purement arbitraire (non, la Turquie et la Thaïlande ne partagent pas des traits communs avec le Maroc) et pioche allègrement dans d’autres exemples non nommés pour illustrer son point. Voyons ce qu’il en est.

A 3% dans ses meilleures années, le taux de croissance marocain peine à confirmer l’hypothétique statut de pays émergent.

Il est attendu que le Maroc réaliserait un taux de croissance entre 2.3% (FMI) et 1% (Bank Al Maghrib) en 2016. Cela peut donner crédit à l’assertion avancée ci-haut, sinon que le Maroc a enregistré depuis 1960 une croissance annuelle moyenne de 4.6%, et une moyenne de 4.36% depuis 1999. La croissance médiane n’est pas significativement différente pour les deux période: 4.03% pour 1999-2015 et 4.7% pour 1960-2015. La croissance semble ainsi converger vers un taux de croissance de 4% et le point d’écart avec l’assertion de O. Saghi est suffisamment important pour douter de sa véracité.

GGDPCes 4% sont-ils réellement l’expression d’une performance médiocre? En comparant le Maroc à 206 économies sur une période 54 ans, le graphe ci-dessous classe les pays par croissance moyenne.

Classement de croissance des pays (Source: Banque Mondiale)

Classement de croissance des pays (Source: Banque Mondiale)

Le Maroc représenté par la barre en rouge sur le graphe, a réalisé une croissance moyenne supérieure à 72% de l’ensemble des pays représentés. Pour rappel, les taux de croissance représentés sont exprimés en termes réels, par conséquent toute notion de différentiel d’inflation (dont je discuterai plus loin) est exclue de la comparaison.

Pourquoi un pays ferait-il le choix d’une croissance lente, d’une émergence sur deux générations plutôt que sur deux décennies ? La réponse se trouve en partie chez les pays qui ont fait le choix de l’émergence rapide. Prenons les cas de la Turquie et la Thaïlande, qui partagent certains traits avec le Maroc. Avec des taux de croissance frôlant les deux chiffres sur plusieurs années, les deux pays ont connu un envol économique identifié comme pleinement “émergent”, loin du poussif 3 % national. Mais à quel prix ? Hyperinflation, éclatement périodique de bulles immobilières ou financières, déstabilisation politique régulière, résolue par des coups d’État militaires tous les dix ans, les deux pays sont étonnamment proches quant à la gouvernance de leur croissance.

Les aspects de croissance, inflation et stabilité politique, ainsi que le niveau de richesse par habitant et la taille de la population de chaque pays sont représentés sur le tableau ci-dessous:

Indicateur Maroc Thaïlande Turquie
Population (Millions) (2014) 33.92 67.73 75.93
PIB Réel/Habitant (2014) 2546.6 3768.8 8864.7
Inflation 3.4 3.8 18.3
Classement Stabilité FFP (2015) 89 71 90
Croissance PIB 4.7 6.2 4.5

A part l’indicateur de stabilité politique qui ne montre aucun écart important ou significatif entre les pays désignés, la Turquie a vécu une période inflationniste entre la fin des années 1980 et le début des années 2000 à cause d’importants flux d’IDE que les structures financières n’étaient pas capables d’absorber. Cette situation a été exacerbée par la capacité du budget de l’Etat turc à générer d’importants déficits financés par de la dette extérieure. L’assertion de O. Saghi doit ainsi être renversée: la crise financière et l’épisode inflationniste ne sont pas le sous-produit de la croissance effrénée, mais le symptôme d’une mauvaise gestion de flux de capitaux.

A ce sujet le Maroc n’a pas fait le choix conscient de rester à l’écart de ces mêmes facteurs qui entraînèrent la crise financière en Turquie. Au contraire, c’est l’ambition du pays de figurer parmi les grandes destinations d’IDE, en tout cas en Afrique. Notre médiocrité ne réside pas dans nos objectifs, mais dans les résultats de nos politiques économiques peu réalistes.

Le Maroc a fait le choix d’une croissance lente.

Non. Le Maroc ambitionne de faire bien plus: le programme gouvernemental de Janvier 2012 s’est fixé une croissance annuelle moyenne de 5.5%, les partis politiques en 2011 proposaient des taux de croissance entre 5% et 7% (le PJD en particulier était ambitieux sur ce point) Le post hoc ergo propter hoc de Saghi ne tient pas: le Maroc réalise une croissance faible (relativement à ses objectifs) à cause d’une pléthore de facteurs, certainement pas le taux d’alphabétisation (contredit par le taux de chômage plus élevé chez les diplômés que le reste de la population). En particulier, Saghi fait l’impasse sur la pertinence des choix de moteur de croissance dans ce pays. Je conseille à Omar Saghi de lire cette étude du HCP réalisée en 2007 pour comprendre l’erreur de son raisonnement, et de re-vérifier ses assertions.